Cinéaste errant, banni d’Hollywood, Orson Welles tomba sous le charme de l’Espagne. Il y pratiqua la tauromachie, milita pour la République et y tourna près de la moitié de ses films, transformant à l’occasion un parc madrilène en champ de bataille et travestissant un village castillan en ville portuaire de Macao. Les aventures d’Orson Welles au pays de Don Quichotte, ce sont autant d’anecdotes qui participent à sa légende.
Pouvait-il choisir lieu plus romanesque ? Lorsque le jeune Orson Welles, 17 ans, débarque pour la première fois en Espagne, c’est dans une petite chambre située au-dessus d’un bordel de Triana, le quartier gitan de Séville, qu’il décide de poser sa pipe et ses œuvres complètes de Shakespeare. Nous sommes en 1932. Il ne réalisera Citizen Kane que huit années plus tard, pourtant, le jeune Orson est déjà considéré comme un prodige. Il vient de remporter le prix de la mise en scène estudiantine pour son adaptation de Jules César de Shakespeare. Les portes des universités les plus prestigieuses lui étaient grandes ouvertes, mais il a préféré prendre un congé sabbatique et découvrir l’Europe. Un périple qui l’a notamment emmené à Paris où Houdini l’a initié à la magie, et à Dublin où il a travaillé pour le Gate Theatre. C’est après une escapade au Maroc qu’il a décidé de revenir en Europe en passant par la capitale andalouse. Il y restera quatre mois.
Orson, le torero

À Séville, Orson vit comme un roi. Non seulement il gagne bien sa vie en écrivant à la chaîne des récits policiers pour des revues pulp, mais en plus, à l’image de son futur personnage de Charles Foster Kane, Orson peut compter sur un père adoptif fortuné. Cette activité d’écrivaillon ne lui prend que deux jours par semaine. Le reste du temps, il le consacre à sa nouvelle passion : la corrida. En tant que spectateur dans un premier temps. Mais très rapidement, le besoin d’être au centre de l’attention et donc de l’arène le pousse à enfiler l’habit de lumière. Il se fait appeler « El Americano » et s’offre quatre joutes qu’il finance lui-même. L’apprenti matador est si mauvais qu’il doit non seulement éviter les coups de cornes, mais aussi les bouteilles que lui jettent les aficionados. Lui, déjà fanfaron, ramène toutes les bouteilles au bordel en guise de trophée.
Sa passion pour la corrida, un spectacle qu’il décrit comme « indéfendable et irrésistible » à la fois, Orson Welles l’expliquera à plusieurs reprises. Notamment dans le document Orson Welles in Spain d’ Albert Maysles.
« La corrida est une tragédie en trois actes […] dont les taureaux sont les héros. Une tragédie est basée sur l’innocence et la virginité de ces créatures […] qui sont condamnées à mourir. »
Dans un autre document remarquable, l’épisode 6 de la série télévisée Orson Welles Sketchbook (1955, BBC), sorte de « belles histoires de l’oncle Orson », il raconte la tendre amitié entre un petit garçon, Juanito, et un taureau destiné au combat, Bonito.
La corrida n’est pas le seul topique qui le fascine. Il adore aussi le tempérament espagnol, les traditions et coutumes, le flamenco, les processions religieuses, la Semaine Sainte, les ferias, le vin, la nourriture, Cervantes, Ortega et Velázquez. Le mode de vie à l’Espagnol lui va comme un gant.
Orson, le républicain
Welles effectue plusieurs séjours en Espagne entre 1932 et l’éclatement de la guerre d’Espagne en 1936. Ensuite, il n’y remettra plus les pieds pendant presque vingt ans.
La seconde moitié des années 30 correspond à la période radiophonique d’Orson Welles. Il n’oublie pas pour autant l’Espagne et les combats qui s’y déroulent. Il raconte les souffrances du peuple espagnol lors de plusieurs émissions. Partisan du camp républicain opposé aux fascistes de Franco, il est contacté en 1937 par Ernest Hemingway pour enregistrer le commentaire de Terre d’Espagne, un documentaire de propagande destiné à sensibiliser le public américain aux horreurs perpétrées par les franquistes.
La lutte contre le fascisme est d’ailleurs un thème récurrent chez Welles. Souvenez-vous, dans La Dame de Shanghai (1948), Orson interprète le rôle de Michael O’Hara, un Irlandais ayant combattu aux côtés des républicains lors de la guerre civile espagnole. Voici la retranscription d’un succulent dialogue entre Michael O’Hara et l’inquiétant homme d’affaires George Grisby, interprété par Glenn Anders.

George Grisby : M. Bannister m’a dit que vous aviez tué un homme. Vous êtes Michael, n’est-ce pas ?
Michael O’Hara : C’est exact.
G.G. : Je m’intéresse beaucoup aux meurtres. Pardonnez-moi si je vous semble curieux, mais où est-ce arrivé ?
M.O’H. : À Murcie.
G.G. : Et comment ? Laissez-moi deviner. Vous l’avez fait avec vos mains, n’est-ce pas ? Ça ne vous ennuie pas lorsque vous y pensez ? Que vous avait-il fait ?
M.O’H. : Rien.
G.G. : Vous l’avez tué pour le plaisir ?
M.O’H. : C’était un espion de Franco. C’était la guerre.
G.G. : Ce n’était donc pas un meurtre, je suppose. Dites-moi, le referiez-vous ? Tueriez-vous un autre homme ?
M.O’H. : Je tuerais un autre espion de Franco.
G.G. : J’étais dans un comité pro-Franco pendant la guerre d’Espagne. Vous me tueriez si je vous en donnais l’occasion ? Je vous la donnerai peut-être.
Pour sa sortie en Espagne, ce dialogue fut modifié lors du doublage.
Welles l’exilé
Orson Welles ne retrouve l’Espagne que des années plus tard, à l’âge de 36 ans. Il s’en est passé des choses depuis sa dernière visite. Ce n’est déjà plus le jeune homme promis à un grand avenir. Il aurait terrorisé l’Amérique avec une adaptation radiophonique de La Guerre des Mondes. « Je pensais que j’allais terminer en prison et ça m’a ouvert les portes d’Hollywood. Ha ha ha ! », se souviendra-t-il. À seulement 25 ans, la RKO lui a donné carte blanche et un salaire mirobolant pour réaliser le film de son choix. Le résultat a révolutionné le cinéma, mais son film Citizen Kane a été un échec commercial. Les producteurs lui ont alors retiré le director’s cut. Entre-temps, il a épousé Rita Hayworth. Sans doute retrouvait-il dans les bras de cette fille d’un danseur sévillan la chaleur de l’Andalousie. Côté carrière, hormis Le Criminel (1946), aucun de ses films – que ce soit La Splendeur des Amberson (1942), La Dame de Shanghai (1947) ou Macbeth (1948) – n’a réussi à attirer le public. Il a désormais du mal à financer ses projets et a préféré l’exil.
En 1951, Il effectue un bref séjour en Espagne pendant le tournage de son Othello mis en œuvre trois ans plus tôt. Ces premières retrouvailles sont toutefois anecdotiques. Le véritable retour se fait en 1953 à l’occasion du tournage de son septième film : Mr Arkadin.

Dans les années 50, les Américains commencent à s’intéresser à l’Espagne. De nombreuses productions s’y développent pour des raisons financières, le régime de Franco interdisant aux distributeurs yanquis de sortir leurs recettes du pays. La meilleure solution dès lors est de réinvestir cet argent dans la production cinématographique.
Orson le républicain craint tout de même des représailles de la part du Generalísimo. Mais un ami espagnol croisé au festival de Cannes le rassure. Franco déteste les communistes encore plus que les Américains et veut profiter de la Guerre Froide pour en finir avec l’ostracisme, se rapprocher de Washington et conclure des traités. Un Américain connu se baladant en Espagne n’a donc rien à craindre. C’est le cas de Frank Sinatra lorsqu’il vient rendre visite à Ava Gardner, grande amie d’Orson. Le crooner peut se permettre de briser tous les portraits de Franco dans son hôtel sans qu’on ne lui fasse la moindre remarque.
Pour Mr Arkadin, Welles plante donc ses caméras à Madrid, Barcelone, Valladolid, Gérone et devant l’alcazar de Ségovie. Il s’entoure aussi de techniciens espagnols. Il avouera plus tard en parlant du film, « Celui-là, il est raté. Ha ha ha ! »
Orson et l’Espagne ne se quittent pratiquement plus. Sur les douze longs métrages terminés du cinéaste, cinq ont été tournés en partie ou entièrement en Espagne. Et entre deux scènes, il en profite pour sillonner le pays, caméra au poing. Il filme les gens, les processions, le flamenco, les taureaux. Il accumule plus de 60 heures de matériel brut. La télévision lui commande des documentaires sur le pays.
Welles le touriste
Dans la série Around the World with Orson Welles (1955) réalisée pour la chaîne britannique ITV, il consacre deux épisodes au Pays Basque. Le réalisateur Julio Medem (Lucía y el sexo) réutilisera certaines de ces images en 2003 pour son propre documentaire La Pelote basque.
Welles affectionne particulièrement cette région et ne rate pas une occasion d’assister aux ferias de San Fermín à Pampelune, festivités au cours desquelles des taureaux sont lâchés dans la ville. Si vous vous rendez à Pampelune, demandez la chambre 104 au Gran Hotel La Perla. C’était le quartier général du cinéaste quand il était de passage dans le Nord de l’Espagne. Et si vous n’avez pas les moyens de payer la note (il s’agit tout de même d’un cinq-étoiles), faites comme Orson Welles lors de sa dernière visite, barrez-vous sans payer !
Au début des années 60, il réalisera une autre série documentaire entièrement consacrée à une Espagne de carte postale dans laquelle il met en scène sa femme Paola Mori et sa fille Beatrice. In the Land of Don Quixote ressemble davantage à un film de vacances qu’à un travail journalistique. Sans doute le film de vacances le mieux cadré et monté de l’histoire du film de vacances.

Pendant le tournage de In the Land of Don Quixote, il en profite pour tourner des plans destinés à un autre Don Quichotte : son adaptation très personnelle de l’œuvre de Cervantes entamée dix ans plus tôt en 1955 et qu’il ne terminera jamais. Un work-in-progress sans fin qui se prolongera au-delà de la mort de son réalisateur. Goûtez l’ironie : Orson Welles passait le plus clair de son temps en Espagne et pourtant c’est essentiellement au Mexique et en Italie qu’il tourne l’adaptation de la plus grande œuvre littéraire espagnole. Et pour cause, Francisco Regueira, l’acteur interprétant le chevalier à la triste figure, est un républicain interdit de séjour en Espagne.

Welles l’illusionniste
En 1964, Welles, en permanence à la recherche d’argent pour financer ses films, fait la connaissance du producteur espagnol Emiliano Piedra. Ce dernier a envie de travailler avec le maître. Welles saute sur l’occasion pour lui glisser son vieux projet d’inspiration shakespearienne, Chimes at Midnight (Falstaff). Mais Piedra suggère un sujet plus commercial : une adaptation de L’Île au trésor de Stevenson. C’est là que Welles l’illusionniste réussit un formidable tour de passe-passe. Il propose à Piedra de réaliser, pour un budget à peine plus élevé, les deux films avec les mêmes acteurs dans les mêmes décors. Il jouerait à la fois John Falstaff et Long John Silver. « Deux films pour le prix d’un ! » Emiliano Piedra est aux anges. Il vient de se faire embobiné. Orson Welles ne fera jamais L’Île au trésor, détournant les fonds pour financer Falstaff. Pour donner le change, Welles tourne tout de même quelques plans de L’Île au trésor. Les producteurs, enthousiastes, assistent, verre de champagne à la main, au premier jour de tournage sur le port d’Alicante. Welles veut filmer la sortie du navire Hispaniola. Lorsqu’il crie « Action ! », Emiliano Piedra et ses associés applaudissent, tout excités d’assister à la première prise du premier plan du film. Mais Welles n’en tournera pas beaucoup plus. L’un des acteurs racontera plus tard que sir John Gielgud, engagé pour camper le rôle d’Henry IV, n’était même pas au courant qu’il était supposé également interpréter le chevalier Trelawney. En 1972, toujours lié contractuellement avec Emiliano Piedra, Welles jouera finalement – en total dilettante – le rôle de Long John Silver dans un film réalisé par un certain John Hough.

Pour Falstaff, il avait tourné la bataille de Shensbury dans la Casa de Campo, faisant passer ce grand parc madrilène de 17 kilomètres carrés – deux fois la taille du Bois de Boulogne – pour une campagne anglaise. Pour sa réalisation suivante, Une histoire immortelle (1968), très beau téléfilm de 58 minutes avec Jeanne Moreau, il utilise la petite ville de Chinchon dans les environs de Madrid pour évoquer la colonie portugaise de Macao, se contentant de disposer quelques enseignes en chinois à l’arrière-plan. Lors d’une scène, on aperçoit tout de même des figurants asiatiques, des serveurs que Welles est allé recruter dans les restaurants chinois de la capitale. Le manque de crédibilité du décor n’enlève cependant rien à la qualité du film dont l’action se déroule essentiellement en intérieur.

En 1973, Orson Welles tourne des scènes de F for Fake à Ibiza et Almeria. Ce faux documentaire mettant en scène un prestidigitateur est son dernier rendez-vous cinématographique avec l’Espagne. Il vit désormais à Los Angeles. C’est dans cette ville qu’il décède le 10 octobre 1985. Il avait souvent répété à ses amis qu’il voulait reposer en Espagne. Son souhait sera exhaussé, mais seulement deux années après son décès en raison d’un litige familial.

C’est sa fille Beatrice – celle que nous avons vue enfant en compagnie de ses parents dans In the Land of Don Quixote – qui rapatrie l’urne funéraire. Le 7 mai 1987, les cendres d’Orson Welles sont enterrées dans un petit puits au cœur de la propriété de son ami le matador Antonio Ordóñez, près de Ronda en Andalousie. C’est là, à quelques kilomètres à peine de la ville de Séville et du quartier de Triana, que s’achève la belle histoire d’amour entre le génial réalisateur et sa chère terre d’Espagne qui l’avait accueilli. Une histoire qui aura duré plus d’un demi-siècle. Mais sans doute s’agit-il, là aussi, d’une histoire immortelle.
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